entête
entête

Critique de la lecture numérique

The Shallows de Nicholas Carr

Alain Giffard

Paru en 2009 dans la revue Atlantic Monthly, l’article de Nicholas Carr, « Is Google making us stupid ?  1 », connut un vif succès, significatif du nouvel esprit de dissensus qui caractérise les affaires numériques. C’est probablement dans les pays de langue allemande que le débat est le plus vif, notamment autour de l’ouvrage de Susanne Gaschke sur « l’abrutissement numérique  2 ». Bien au-delà des critiques habituels du numérique, le débat a vu s’engager les activistes les plus connus de l’internet, comme Geert Lovink, avec le colloque « Society of query  3 », ou Ippolita  4. Au sein de la communauté scientifique, le symposium 2010 de la fondation Nobel, « Going Digital  5 », a été largement centré sur ce débat.

Un an plus tard, Nicholas Carr publiait, sous le titre The Shallows : What the Internet is Doing to Our Brains 6, l’enquête et la démonstration qui sous-tendent l’article d’Atlantic Monthly. La première partie du titre est peu explicite pour le public français. The Shallows signifie les eaux peu profondes, les bas-fonds ; l’image renvoie à la superficialité et à la dangerosité. Si le mot est fréquemment employé pour évoquer une certaine tournure d’esprit, précisément superficielle, il ne sert pas – à la différence de nos « bas-fonds » – dans le registre social.

La question de la lecture

L’entrée de Nicholas Carr – selon moi, le principal mérite de l’ouvrage –est la question de la lecture. Cette approche rompt avec la vision habituelle, centrée sur la « recherche » et « l’accès à l’information », pour s’attacher à la lecture elle-même, c’est-à-dire la première activité culturelle numérique. Il s’interroge donc sur le devenir de la lecture, à partir de l’examen de la forme la plus courante de lecture numérique, la lecture du web.

D’emblée, l’auteur associe lecture et réflexion, à partir de son expérience personnelle. Loin de constater qu’il lirait de moins en moins – au contraire, il ne cesse de lire du courrier électronique, des pages de moteur de recherche, des blogs, des sites d’information – il a le sentiment qu’au cours de cette lecture, « son cerveau est en train de changer ». « Je ne réfléchis plus de la même manière qu’avant. Et c’est lorsque je suis en train de lire que je ressens le plus profondément ce changement 7. » Il en arrive aussitôt à la constatation principale : « La lecture approfondie qui s’effectuait naturellement est devenue un combat. » Au fond, The Shallows n’est rien d’autre qu’une enquête sur les transformations que subit cette association lecture-réflexion sous l’effet du numérique.

L’analyse de Carr, qui s’appuie sur les travaux déjà nombreux de psychologues et de cogniticiens, repose sur la notion de surcharge cognitive.

Par surcharge cognitive, on entend l’afflux, dans la réalisation d’une tâche donnée, d’un trop grand nombre d’informations qui ne peuvent pas ne pas être prises en compte, bien qu’elles ne concernent pas exclusivement et centralement la tâche en cours. Typiquement, ces informations se manifestent comme des questions ouvrant sur de possibles opérations, auxquelles il faut nécessairement répondre, ne serait-ce que négativement pour écarter l’opération. Bref, leur présence handicape la réalisation de la tâche concernée.

Or, le médium numérique présente toutes sortes de caractéristiques qui suscitent une telle surcharge cognitive : la mauvaise visibilité du texte sur l’écran, la faible qualité de la typographie et de la mise en page(s), la nécessité d’interpréter les liens hypertextuels, la difficulté à intégrer les différentes opérations de lecture.

The Shallows met l’accent sur deux grandes causes de surcharge cognitive. La nécessité de résoudre des problèmes extérieurs à la lecture du texte est bien illustrée par les liens hypertextuels, qui doivent obligatoirement être évalués a priori par le lecteur, quelle que soit sa décision de les activer ou non. On saisit d’ailleurs ici la différence fondamentale avec l’hypertexte classique, qui peut poser des difficultés de visibilité d’ordre typographique, mais qui, ayant été produit par le lecteur, ne peut susciter les mêmes problèmes de lisibilité. La deuxième cause de surcharge cognitive est la division de l’attention, caractéristique quant à elle du multimédia, du multitâche et de la très grande fréquence des interruptions.

La surcharge cognitive

Si l’on accorde la place nécessaire non seulement au bon succès de la lecture soutenue – c’est-à-dire à la solidité du fil de lecture – mais aussi à la qualité de la combinaison lecture-réflexion, comprenant par exemple la possibilité de quitter aussi fréquemment et longuement qu’il est nécessaire la ligne, la page, le texte, il faut reconnaître que la comparaison entre le numérique et le livre tourne nettement à l’avantage de ce dernier.

Car le livre tel que nous le connaissons – le codex imprimé –, s’il se révèle extrêmement performant comme support de la lecture continue, sait aussi se faire discret au moment où le lecteur détourne son regard pour réfléchir, comme il peut facilement être retrouvé, plus tard, pour une reprise de la lecture. Le livre est un médium stable. Ce n’est pas sans raison que la lecture soutenue et approfondie, la lecture d’étude, la lecture associée à la mémoire et à la méditation, la lecture comme technique de soi, ont pu se mettre en place autour et à partir du codex manuscrit puis imprimé.

La conception que propose Carr de la surcharge cognitive est subtile, presque intrigante. Il ne se contente pas de poser que le zapping numérique – qui n’est pas l’hypertexte authentique mais son contraire –, nuisant à la concentration du lecteur, transforme en combat la lecture approfondie. Il met en scène une sorte de zapping intérieur, une projection vers les bifurcations médiatiques à venir, en somme une certaine concentration orientée médium qui concurrence et évince la concentration orientée texte. On sait de l’hyper-attention qu’elle n’est pas une attention surdéveloppée, mais au contraire une forme d’attention qui nécessite d’être en permanence relancée, stimulée par l’extérieur. L’hyper-attention de Carr n’est pas une sortie de la lecture pour aller ailleurs ; elle est un abandon au flux des relances médiatiques, au détriment de la lecture soutenue du texte et de ses propres relances (argumentation, récit, style, etc.). L’analyse de Carr est ingénieuse, car elle conjoint la crise de la lecture approfondie classique et l’apparition d’un savoir-faire médiatique empirique, le deuxième se développant au détriment de la première. Il cite les vers de T.S. Eliot dans « Les quatre quatuors  8 », « Sur les visages tendus harassés par le temps/Distraits de la distraction par la distraction », et nous suggère ainsi que la distraction n'est pas une simple dé-concentration, mais plutôt la subordination, parfois affairée et volontaire, à une autre forme de concentration, extérieure aux nécessités de la lecture.

Une autre originalité de Carr est d’avoir soustrait la réflexion sur l’attention au seul cas des générations de « natifs du numérique ». Si la critique de la lecture numérique doit être menée d’abord du point de vue des enfants et des jeunes, qui connaissent pour la première fois une expérience de lecture non transmise par l’école, différente et concurrente de la lecture classique, l’intégration de la pratique de lecture numérique à la vie intellectuelle de tous, y compris des publics les plus lettrés, est évidemment une question capitale. La réponse de Carr est radicale : le passage d’un type de lecture à un autre n’est pas anodin ; l’une semble exclure l’autre. L’essentiel de sa démonstration repose sur la théorie de la plasticité du cerveau : les deux lectures correspondent à deux modèles différents de circuit neuronal, il y a donc concurrence entre deux types d’habitude. En se livrant sans retenue à la lecture numérique, Carr aura perdu la « force de l’habitude » de la lecture classique.

Il faut rappeler ici que l’association lecture–réflexion est tout sauf naturelle ; c’est, au contraire, une construction historique et culturelle. Imaginée d’abord par Augustin, comme association de la lectio et de la meditatio, elle a été systématisée au XIIe siècle par Hugues de Saint-Victor. Elle chemine, comme technique de soi et objet de transmission, dans la lecture divine et la lecture spirituelle ; elle s’intègre à la méthode de lecture littéraire mise au point par Batteux au XVIIIe siècle, jusqu’à devenir, couplée à l’écriture, la discipline initiale de l’école publique. L’introduction que donne Proust au livre de Ruskin Sésame et les Lys 9 relève directement de cette tradition. La lecture par elle-même, nous dit Proust, n’ouvre pas sur la vie de l’esprit ; elle n’est qu’une activité de préparation à la méditation. Or, cette capacité d’associer lecture et réflexion, l’une préparant l’autre, suppose que la lecture soit pratiquée comme un exercice intellectuel, voire, comme le dit Peter Sloterdijk  10, comme un entraînement. C’est par la répétition, l’exercice régulier, que cette forme de lecture, comme toute activité mentale, peut tirer parti de la plasticité du cerveau. La théorie de la plasticité, parce qu’elle souligne le caractère profondément différent, sur le plan cognitif, des deux lectures, indique bien le risque encouru à délaisser l’exercice de lecture classique, soutenue et approfondie, à partir du livre imprimé. C’est d’ailleurs le sens de l’expérience personnelle de Carr. En revanche, on ne voit pas qu’elle démontrerait l’impossibilité de concevoir et de combiner deux types d’exercice, et donc de pratiquer, mais consciemment et sans s’abandonner à un comportement de consommateur, les deux lectures.

Une vision déterministe de la technique

Évoquons enfin une autre orientation de Carr et ce qu’il faut bien appeler sa vision déterministe de la technique. L’auteur semble prisonnier de l’hypothèse fameuse de McLuhan selon laquelle le médium définit le message. D’une part, il n’envisage pas la possibilité que le lecteur, par un régime d’exercices appropriés, puisse conquérir son autonomie par rapport au dispositif technique, voire le détourner. Le formatage de la lecture par l’internet est la logique qui s’impose à l’exclusion de toute autre. D’autre part, il semble écarter l’hypothèse que le médium numérique – l’internet, le web – puisse être autre chose que ce qu’il est, et donc présenter une autre technologie, un autre environnement de lecture. À cet égard, le remplacement de Google par internet, dans le passage de l’article au livre, me semble introduire une certaine confusion. Nicholas Carr rappelle clairement la relation étroite entre la spécialisation industrielle de Google dans la « science de la mesure » d’audience, concrètement dans la mesure du lectorat, et son modèle d’affaire « bi-faces » consistant à revendre au marketing la connaissance acquise du lectorat et de ses pratiques. Pour autant que la technique détermine la pratique culturelle, elle est d’abord elle-même déterminée par l’industrie. La conséquence logique devrait être qu’une autre orientation industrielle pourrait permettre une autre technologie de lecture numérique.

Pour rendre compte de cette situation, j’ai proposé la notion de « lectures industrielles  11 ». Les industries de lecture se situent au croisement des industries de l’information, des industries culturelles et du marketing. Elles produisent des moyens de lecture (matériels, logiciels, textes numérisés), des « actes de lecture automatisés » comme le résultat des requêtes, et surtout elles commercialisent les lectures et les lecteurs. Elles sont la forme la plus aboutie de l’économie de l’accès et de l’économie de l’attention. Elles ont entraîné une série de modifications considérables dans les pratiques de lecture : la robotisation de la lecture et sa confusion inextricable avec la lecture humaine ; une lecture qui n’est jamais totalement privée mais se déroule dans un espace public commercial ; des opérations de lecture qui doivent être mesurées, et comptabilisées comme autant de « hits », cependant que les lecteurs, par exemple pour alimenter les fonctionnalités de « conseil de lecture », sont automatiquement profilés. La lecture numérique concrétise une sorte de devenir industriel de la lecture. Ce n’est pas l’internet par lui-même, mais bien cette orientation industrielle qui cantonne la lecture à une activité de communication, et nuit à l’association de la lecture et de la réflexion. La technologie de lecture numérique pourrait être autre chose que ce qu’elle est, comme son histoire le démontre. Les premières tentatives, de Vannevar Bush à Ted Nelson, organisées autour de la notion originelle d’hypertexte, ne correspondaient pas à ce que sont devenues les lectures industrielles. Dans les premières années du web – souvenons-nous, par exemple, de ces journaux de lecture du web (« web-logs ») avant qu’ils se transforment en blogs –, les difficultés, réelles, de lecture tenaient à la conception encore artisanale du design de la technologie de lecture numérique (le « read-write » de Tim Berners-Lee). Elles n’étaient pas encore devenues une composante nécessaire de l’industrialisation de la lecture. La situation actuelle, d’ailleurs, est encore loin d’être uniforme.

En supposant un formatage intégral de la lecture par une technique elle-même absolument déterminée, le point de vue de Nicholas Carr est passablement déprimant, et d’ailleurs déprimé, puisque l’auteur nous avoue qu’après une période de diète, il est retombé dans son addiction au numérique en dépit des risques qu’il avait lui-même identifiés.

Peut-être est-il possible d’envisager une perspective plus souriante. Partant des différences et de l’important écart actuel entre les deux lectures, elle intégrerait, aussi bien sur le plan individuel que dans le cadre de l’enseignement, la nécessité radicale de conserver la lecture classique du livre imprimé comme lecture de référence. Elle tenterait d’éviter la polarisation sociale des publics entre les deux types de lecture  12. Mais elle saurait aussi, sous la forme d’un régime d’exercices combinés, alterner à bon escient les deux lectures. Elle relancerait enfin la recherche sur la technologie de lecture numérique dont les versions actuelles sont insatisfaisantes. On verrait là un contre-projet industriel par rapport au modèle de lecture de communication porté actuellement par les industries de lecture. •

Septembre 2011

  1. (retour)↑  http://www.theatlantic.com/magazine/archive/2008/07/is-google-making-us-stupid/6868
  2. (retour)↑   Susanne Gaschke, Klick. Strategien gegen die digitale Verdummung, Fribourg, Herder, 2009.
  3. (retour)↑   Conférence « Society of the Query », Institute of Network Cultures, novembre 2009 ; rapport en ligne : http://networkcultures.org/wpmu/query/2011/01
  4. (retour)↑   Ippolita, Le côté obscur de Google, Payot & Rivages, 2011.
  5. (retour)↑   Karl Grandin (ed.), Going Digital. Evolutionary and Revolutionary Aspects of Digitization, Nobel Symposia, Center for History of Science, The Royal Swedish Academy of Sciences, 2011.
  6. (retour)↑   Nicholas Carr, The Shallows : What the Internet is Doing to Our Brains, Norton, 2010.
  7. (retour)↑   Les traductions sont de l’auteur de l’article.
  8. (retour)↑   Thomas Stearns Eliot, Poésie, trad. de Pierre Leyris, Éd. du Seuil, 1969.
  9. (retour)↑   John Ruskin, Sésame et les Lys, traduction, préface et notes de Marcel Proust, Payot & Rivages, 2011.
  10. (retour)↑   Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011.
  11. (retour)↑   Alain Giffard, « Des lectures industrielles », in : Bernard Stiegler, Alain Giffard et Christian Fauré, Pour en finir avec la mécroissance, Flammarion, 2009.
  12. (retour)↑   Alain Giffard, « Lecture numérique et culture écrite », initialement paru sur le site skhole.fr : http://alaingiffard.blogs.com, 2010.