Numériser les articles de presse de François Mauriac

La numérisation massive des ressources patrimoniales promue ces vingt dernières années par les pouvoirs publics s’est progressivement matérialisée sur le web par la multiplication de sites et de plateformes cherchant à valoriser ces dernières. Or même quand ils se présentent – ce qui n’est pas toujours le cas – comme des bases de données documentaires dédiées à la quête de ressources inédites, le vocabulaire de ces outils numériques ne cesse de rappeler les musées et, plus particulièrement, leurs pratiques de valorisation culturelle (collections, parcours, expositions virtuelles).

Arrimés au départ à des institutions bien tangibles, des corpus de ressources sont en outre aujourd’hui parfois réunis et valorisés pour leur seule mise en ligne. Quelques exemples glanés sur le web permettent de cerner la grande diversité des appellations, et derrière elles des pratiques, au sein de l’internet culturel : musée numérique (Criminocorpus, musée d’Histoire de la justice, des crimes et des peines), exposition virtuelle (expositions virtuelles de la Bibliothèque Nationale de France), édition et parcours numériques (ReNom propose un parcours dans les œuvres de Rabelais et de Ronsard pour découvrir leurs lieux et personnages) et monument documentaire conservant la mémoire d’un lieu perdu, d’un personnage, d’une œuvre ou d’une collection dispersée (Site dédié à André Breton qui restitue la collection du poète dispersée lors de la vente de son appartement).

Des dispositifs de même nature sont également réalisés dans le cadre de programmes de recherche universitaires ayant pour objet la numérisation et à la structuration de corpus documentaires. Mais on est en droit de se demander si, en reconfigurant les relations entre science et société, ces projets ne contribuent pas également à modifier le patrimoine, sa réception et le processus de patrimonialisation. Le programme Mauriac en ligne porté depuis plusieurs années par l’Université Bordeaux Montaigne et la Région Nouvelle Aquitaine permet d’apporter quelques éléments de réflexion quant à ces changements en cours. Ce programme est consacré aux articles de presse de l’écrivain, prix Nobel de littérature et académicien François Mauriac.

  • Bideran J., 2016, « Du fragment daté au corpus patrimonialisé : numérisation et muséalisation de l’article de presse mauriacien », Études Digitales (1).
  • Bideran J., 2014, « Du document patrimonial au monument virtuel : les nouvelles mémoires numériques du patrimoine », Cahiers de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication, n°10, 66-72, hal-01399485
  • Baudorre Ph., Casseville C., dir., 2011, L’édition critique de l’imprimé au numérique, Nouveaux Cahiers François Mauriac, n°19, Paris : Grasset, 232 p.

Une troisième vie pour les textes journalistiques

S’appuyant sur le travail de recension mené par les membres du Centre Mauriac de l’Université Bordeaux Montaigne, cette édition numérique souhaite renouveler l’approche du travail journalistique de l’écrivain en numérisant la totalité de ses articles, soit environ 3000 textes publiés entre 1905 et 1970 au sein de 150 périodiques. Cette édition en ligne s’appuie pour cela sur un certain nombre de critères comme la multiplication des accès et parcours de lecture, l’exhaustivité du corpus et l’intégrité du document en proposant notamment de lire ces textes dans leurs contextes de publication originels.

Malgré l’important travail de réédition réalisé durant les dernières décennies du 20ème siècle, 560 textes, c’est-à-dire environ 20% du corpus, n’ont en effet jamais été repris en volume « papier » et restent difficilement accessibles aux lecteurs. Sur ces 560 textes, 540 sont antérieurs à 1954, date à partir de laquelle les reprises ont été plus systématiques, soit par Mauriac lui-même au sein de ses Bloc-Notes et de ses Mémoires, soit par des chercheurs tel que Jean Touzot.

Bien qu’intrinsèquement datés puisqu’écrits pour être lus à un moment donné et selon un cadre particulier, les textes de presse ainsi réunis en recueils par l’auteur ou par des chercheurs contemporains ont donc déjà fait l’objet d’une seconde vie, bien différente parfois de la première. Soigneusement choisis, quelques-uns ont ainsi été largement retravaillés quand d’autres ont été tout simplement occultés, modifiant par conséquent la réception de cette œuvre journalistique originale. Numériser les articles de François Mauriac dans leur contexte de publication premier, c’est donc avant tout offrir à ces textes une troisième vie…

De la mise en exposition numérique des textes de presse…

CC Pixabay UpstartByEAD

Donner accès à l’ensemble de ces textes de presse conservés physiquement par différentes institutions telles que la BnF ou la Bibliothèque Universitaire de Bordeaux Montaigne, c’est donc avant tout re-constituer un ensemble virtuel, complet et homogène, informant les chercheurs sur le travail journalistique de François Mauriac, mais offrant aussi à tout un chacun une source incomparable d’informations sur l’histoire et la société françaises du 20ème siècle.

Afin de faciliter leur compréhension – ils traitent parfois d’évènements politiques, historiques ou culturels peu connus ou oubliés – des parcours de découverte ainsi que des commentaires de contextualisation sont progressivement proposés aux lecteurs. Encapsulé et contextualisé dans un dispositif communicationnel où il est structuré, ce corpus numérique est ainsi mis en scène et exposé. Traditionnellement assignées aux professionnels du patrimoine œuvrant à la valorisation d’objets considérés comme appartenant au patrimoine, les missions de préservation, recherche et communication sont ici assurées par les chercheurs engagés dans ce programme. Ces missions s’organisent autour d’une série d’étapes qui vont de l’extraction du texte primaire de son milieu d’origine à une présentation publique en ligne en passant par un archivage numérique. Le dispositif communicationnel constitué pour accueillir, gérer et présenter cette collection de textes numériques fonctionne dès lors comme une sorte de musée numérique.

En déplaçant l’article de l’espace tangible du périodique vers l’espace numérique du web, et en déployant ses substituts iconiques et textuels sur l’écran, la transformation numérique observée ici réorganise finalement le processus de patrimonialisation de textes qui sont désormais retrouvés, étudiés, exposés et conservés dans l’environnement numérique.

… à la fabrique d’une collection numérique régionale

Ainsi mis en exposition sur le web, ces textes sont désormais au cœur d’une politique numérique intimement liée à la territorialisation des pratiques culturelles et scientifiques induites par les lois de décentralisation successives. Car le lien entre François Mauriac, sa grande figure d’écrivain et d’intellectuel, son œuvre, son engagement, son parcours et le territoire aquitain n’est plus à démontrer. Sa signature s’associe désormais à celles de Montaigne et de Montesquieu au fronton de la Bibliothèque municipale de Bordeaux. En outre, deux maisons lui ayant appartenues sont conservées et gérées par la Région Nouvelle Aquitaine : en plus du Centre François Mauriac de Malagar (CFMM), ancienne demeure familiale de Mauriac, la Région gère le Chalet Mauriac-Saint-Symphorien qui accueille aujourd’hui des résidences d’écritures numériques et contemporaines.

Le CFMM qui valorise sa mémoire par l’ouverture aux publics, la mise en œuvre de projets pédagogiques et la conservation d’archives, constitue à cet égard un partenaire légitime pour le programme Mauriac en ligne. Parallèlement au programme universitaire et après la mise en ligne du catalogue bibliographique de son centre de documentation, le CFMM a en effet entrepris diverses actions de numérisation de ses archives. Photographies, coupures de presse et correspondances sont ainsi en cours de conversion numérique afin, dans un premier temps, de pouvoir être consultées sur place au sein du centre de documentation et dans le cadre de projets de recherche et/ou de valorisation.

Ces deux programmes de numérisation, autonomes dans leurs objectifs et leurs objets, convergent donc par leurs contenus et leurs sujets ainsi que par leurs publics (chercheurs, érudits, scolaires, amateurs…) et donc, assez logiquement, par leurs usages. Des interrogations communes et structurantes pour l’avenir telles que la description des fonds pour une consultation croisée, l’archivage pérenne des données ou l’animation permettant de faire vivre ces ressources au sein de l’espace public du web sont ainsi au cœur des réflexions du Comité de pilotage de Mauriac en ligne. L’harmonisation des pratiques documentaires et la réunion de cette collection numérique au sein d’un futur écosystème commun de valorisation de ce patrimoine régional apparaissent dès lors comme des objectifs légitimes et pertinents.

Une collection numérique en cours de patrimonialisation

CC Pixabay OpenClipart-Vectors

Conservés par différentes structures et catégorisés selon différentes entrées, ces fonds et leur numérisation permettent de saisir combien la pratique traditionnelle de constitution d’une collection patrimoniale est bouleversée par le numérique, comme le sont d’ailleurs les frontières physiques qui jusqu’à présent isolaient chaque collection dans son espace propre de conservation et de consultation.

La collection mauriacienne réunie ici est en effet envisagée comme le rassemblement ordonné et intentionnel de documents numériques, acquis et conservés par plusieurs institutions au fil de leurs histoires et de leurs projets, mais regroupés sous une dénomination commune dans un but de valorisation patrimoniale et territoriale. L’appartenance des différents documents repérés à l’univers et aux archives mauriaciennes conduit à dépasser la structuration en fonds pour envisager désormais la constitution d’une véritable « collection numérique mauriacienne » renseignant, à différents niveaux, l’œuvre littéraire mais aussi le travail journalistique ou la vie plus intime et professionnelle de l’écrivain François Mauriac.

Mais au-delà des gestes purement techniques liés à la numérisation et des questions scientifiques de structuration, il s’agit désormais pour ceux qui sont engagés dans ce travail de valorisation de combler la rupture mémorielle intrinsèquement liée à cette patrimonialisation numérique et d’engager des publics dans une démarche d’appropriation et d’exploitation documentaires. Érigée en collection patrimoniale, il reste ainsi à reconstruire l’histoire des objets qui la constituent et à élaborer des usages qui en faciliteront leur circulation et donc leur reconnaissance comme patrimoine.

CC Wikimedia Commons Mu

Crédits image d’entrée : CC Pxhere et crédits image à la Une : CC Wikimedia Commons BnF


Jessica de Bideran

Université Bordeaux Montaigne, Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (jessica.debideran@gmail.com)

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