Cet article est issu d’un
projet de recherche M@rsouin, qui a bénéficié d’un financement de la
région Bretagne. Les auteurs remercient également les deux évaluateurs
pour leurs conseils qui ont permis d’améliorer sensiblement cet article.
1Une
partie des objets autrefois tangibles, tels que les photos, les
correspondances, les films et les musiques est aujourd’hui démocratisée
sous forme numérique. Peut-on pour autant parler d’objets
numériques ? Est-il possible de se les approprier ? Si oui,
par quel(s) processus ? Cet article prend le parti d’aborder le
numérique en termes d’objets, supports de diverses formes
d’appropriation et de manipulations. Ces questions ne sont pas dénuées
d’intérêt ; en témoigne le cas du célèbre acteur américain Bruce
Willis qui a menacé de poursuivre en justice la société Apple quand il
s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas transmettre sa bibliothèque iTunes à ses enfants (Sears, 2012).
2Dans
un premier temps, nous allons tâcher de répondre à ces questions d’un
point de vue théorique à travers une revue de la littérature centrée
autour des concepts d’appropriation légale et sentimentale (partie 1).
Ensuite, nous mettrons en évidence le point de vue des utilisateurs
grâce à une étude qualitative conduite auprès de 24 personnes d’horizons
variés en termes de genre, d’âge et d’expertise (partie 2). Ces
différentes étapes permettront alors d’identifier trois configurations
en matière d’appropriation des objets numériques, chacune avec ses
propres spécificités : les objets numériques fonctionnels, miroirs
et totems (partie 3). Dès lors, cette recherche apporte alors un regard
complémentaire aux recherches sur les identités et traces numériques
(Coutant et Stenger, 2013), au sens où elle s’intéresse à ce que
l’individu possède et pas uniquement à ce qu’il est dans le monde
virtuel.
3Dans
cette première section, nous allons poser les fondements théoriques de
notre recherche en définissant l’objet numérique. Nous nous
interrogerons également sur des considérations juridiques et affectives -
deux modes d’appropriation des objets - dans le but de différencier les
propriétés numériques ou des possessions numériques.
4À
notre connaissance aucune recherche scientifique ne traite des objets
numériques en tant que support d’appropriation. C’est pourquoi nous
proposons notre propre définition en nous basant sur le dictionnaire
Larousse qui définit un objet comme « toute chose concrète,
perceptible par la vue, le toucher ». Dans ce sens, un objet
numérique peut être composé de trois dimensions :
-
des données : l’ADN de l’objet numérique, il s’agit d’un contenu composé d’une suite de zéros et de uns ;
-
une interface permettant de leur donner du sens (par exemple un logiciel permettant de lire et organiser les données) ;
-
un terminal contribuant à
tangibiliser et à « prendre en main » les deux dimensions
précédentes (ex : ordinateur, smartphone, baladeur mp3/mp4).
5Les
recherches actuelles se focalisent sur l’objet numérique sans vraiment
distinguer ces trois dimensions. Certaines se concentrent sur la
question de la matérialité. Par exemple, Magaudda (2012) montre que
l’avènement du digital a conduit à la suppression d’objets physiques
(CD, DVD). Dans le même temps, cela a entrainé le développement d’autres
objets physiques permettant de les lire (baladeur Mp3, smartphone,
tablette, etc.) ou de les stocker (carte mémoire, disque dur, clé USB).
D’autres recherches se focalisent sur l’adoption des objets numériques
lorsqu’il existe une contrepartie physique, sous forme de photos, de
musiques, de correspondances, etc. Dans la majorité des cas, pour un
même objet, les deux formats (numérique et physique) coexistent. Ainsi,
une récente étude menée sur un échantillon représentatif de foyers
américains (Venkatesh et Dunkle, 2012) montre que si un quart des
individus a adopté exclusivement le numérique pour les photos, un autre
quart rejette ce format, tandis que les 50 % restants adoptent les
deux formats dans des proportions diverses. Dans la même logique,
61 % des foyers ont remplacé de manière totale ou partielle leurs
archives de documents personnels (dossiers médicaux, factures, dossiers
d’assurance, documents d’imposition, etc.). Finalement, il semble que
les individus procèdent par arbitrage entre les avantages des supports
physiques et ceux des formats numériques : une immense possibilité
de stockage, une personnalisation possible contre des phénomènes
sensoriels comme le toucher, les odeurs, etc. (Kirk et Sellen,
2010 ; Llamas et Belk, 2012).
- 1 Code de la propriété intellectuelle, article L111-1 : « L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur (...)
6L’appropriation
est l’action de faire sien, de s’attribuer la propriété de quelque
chose (Le Petit Robert). Un premier moyen d’appropriation des objets
numériques est l’appropriation légale. Toujours selon le dictionnaire Le
Petit Robert, la propriété est définie comme le « droit d’user, de
jouir et de disposer d’une chose d’une manière exclusive et absolue
sous les restrictions établies par la loi ». Dans ce cadre, si la
question de la propriété de la partie tangible de l’objet numérique (le
terminal) ne pose pas de problème ; les règles de propriété des
aspects intangibles de l’objet sont, en revanche, plus complexes. A
noter que l’on écarte ici le cas où l’objet numérique est considéré
comme une œuvre de l’esprit, ce qui ouvre dans le droit français à droit d’auteur1.
7La
propriété des données numériques – plus ou moins personnelles,
produites ou non par l’utilisateur - est évolutive et très contextuelle.
D’une part, ces données peuvent faire l’objet d’une appropriation
« légale » par des prestataires de service sur la base
contractuelle de conditions d’utilisation. Par exemple, en stockant vos
photos numériques sur la plateforme Dropbox, les conditions
d’utilisation stipulent qu’ : « en utilisant nos services,
vous nous fournissez vos fichiers, contenus, e-mails, contacts […] Vos
Données vous appartiennent. À l’exception de droits limités nous permettant d’offrir les Services »2.
D’autre part, elles peuvent faire l’objet d’une appropriation souvent
« illégale » par les internautes sur la base d’affinités
symboliques ou pratiques. En effet, les individus se meuvent sur le
réseau informatique mondial et dans le cybermarché comme s’ils étaient
dans un espace public en échangeant, partageant, piochant des musiques,
vidéos, images et informations (Bardhi et Eckhardt, 2002).
8De plus en plus de prestataires de services tels que Deezer ou i-Tunes
utilisent la notion de droit d’usage et le limite au droit d’accès. Ce
droit permet d’utiliser l’interface pour accéder au contenu mais ce
dernier reste personnel (car attaché à une personne). Il est donc non
cessible et non transmissible. Aussi, le contenu (ici, les fichiers
musicaux) ne nous appartient pas légalement ; il s’avère donc
impossible d’en transférer la propriété à autrui (Bellamy et al, 2014).
9Certains
objets ont plus d’importance que d’autres, en raison notamment de leur
rôle ou de leur statut (porteurs de souvenirs). Dans ce cas, ces objets
sont valorisés indépendamment de leur valeur monétaire (Kleine et al,
1995). C’est dans ce sens d’attachement affectif (appropriation
sentimentale de l’objet) que nous entendrons donc le terme de
« possession ». Ce terme fait partie intégrante de la théorie
de l’extended self de Belk (1988, 2013), qui met en avant l’existence d’un soi central (core self)
autour duquel d’autres éléments caractéristiques de soi gravitent à la
manière des électrons de l’atome (il s’agit alors de l’« extended self »,
ou du soi étendu). Un individu peut ainsi inclure dans son « soi
étendu » des objets, personnes, lieux, idées, expériences, qui
s’inscrivent dans son histoire personnelle. Dans ce cadre, le terminal
(smartphone, ordinateur, etc) peut atteindre ce statut, les données
numériques également en raison de leur caractère personnalisable ou
encore des efforts effectués pour les sauvegarder (Denegri-Knott,
Watkins et Wood, 2012). Cependant, l’attachement ne serait pas aussi
fort que pour un bien tangible (Belk, 2013). En effet, les données
numériques (e-mails, e-cards, e-books, journaux, fichiers audio/vidéo,
etc.) sont perçues comme moins « authentiques » car facilement
effaçables et remplaçables (Siddiqui et Turley, 2006). Néanmoins,
Cushing (2012) note des différences générationnelles : les plus
jeunes s’accapareraient plus facilement les objets numériques que les
plus de 60 ans.
10En
synthèse, les objets numériques se composent de 3 dimensions : des
données, des interfaces et des terminaux. Nous avons identifié deux
types d’appropriation de ces objets : en lien avec la propriété
juridique et/ou en lien avec la proximité affective. Ces trois notions
sont imbriquées : un individu peut être attaché à des objets qui ne
lui appartiennent pas et inversement (figure 1).
Figure 1 : Dimensions et types d’appropriation des objets numériques
11Cependant,
à quoi correspondent les objets numériques pour les usagers ? S’en
sentent-ils propriétaires ? Y sont-ils attachés
sentimentalement ? Les réponses à ces questions ont émergé d’une
série d’entretiens qualitatifs, elles sont présentées ci-après.
12Si
la section précédente porte un regard théorique sur les objets
numériques, cette section a pour objectif de confronter théorie et
pratiques des utilisateurs. Pour ce faire, nous avons réalisé une étude
qualitative, permettant de mieux comprendre les individus au sujet des
objets numériques et de leur appropriation.
13Dans
une perspective exploratoire, nous avons voulu savoir comment les
individus appréhendaient la notion d’objets numériques. Pour cela, 24
entretiens semi-directifs ont été réalisés à l’aide d’un guide
d’entretien portant sur la relation au numérique (annexe 1). Afin
d’identifier les différentes tactiques possibles en matière de gestion
de ses objets numériques, le profil des répondants a été diversifié sur
la base de leur âge (de 18 à 80 ans) et de leur degré d’expertise
relatif aux technologies de l’information et de la communication (annexe
2). Le degré d’expertise de l’individu (« expert »,
« intermédiaire », « non expert ») a été déterminé
au regard de la profession en lien ou non avec le numérique (ex :
ingénieur en informatique) et d’une auto-évaluation de son propre
niveau. En effet, le critère subjectif est dans ce domaine aussi utile
que des critères plus objectifs (Perraud, 2013). Les entretiens qui ont
duré entre 21 et 88 minutes - (moyenne : 40 minutes) - ont été
intégralement retranscrits. Après lecture des entretiens, une grille
d’analyse a été élaborée par les chercheurs, sur la base des thèmes
apparaissant dans les divers entretiens (Huberman et Miles, 1991). Une
analyse de contenu manuelle a été menée en deux temps. Dans un premier
temps, des analyses verticales, entretien par entretien, ont été
effectuées. Dans un second temps, une analyse horizontale a permis de
déceler les similitudes et différences entre les entretiens.
14Nous
restituons ici les résultats en trois volets : la perception
qu’ont les utilisateurs des objets numériques, l’appropriation légale,
puis sentimentale.
15Au
début de chaque entretien, il a été systématiquement demandé au
répondant de nous décrire les objets numériques qu’il possédait. Les
trois dimensions des objets numériques ressortent bien : les
données numériques elles-mêmes, les interfaces les
« traduisant » et les terminaux physiques permettant de les
manipuler (tableau 1).
Tableau 1 : Qu’est-ce qu’un objet numérique pour les utilisateurs ?
Des terminaux physiques
|
Des interfaces
|
Des données et fichiers
|
Ordinateur
Smartphone
Télévision
Camescope
Lecteur Mp3/Mp4
Box internet
Clé USB
Disque dur
Console de jeux
Liseuse de livres électroniques
WebCam
|
Logiciels de bureautique (Word, Excel, Open office, Adobe reader)
Logiciels de messagerie
Logiciels de jeux
|
De la musique (MP3)
Des films
Des photos
Des images
Des vidéos
Des fichiers texte
Des documents scannés (de type administratif)
Des e-book
Des e-mails
|
16Dans
le détail, notons que tous nos répondants citent en premier le terminal
physique (ordinateur, tablette, smartphone, etc.). Seuls deux experts
ont évoqué spontanément les données numériques : « Un
objet numérique, ça peut être une entité qui est représentée par des 0
et des 1. Ça peut être pas mal de choses ! Ça peut être de l’audio,
de la vidéo, du texte, des images évidemment puisque j’ai dit vidéo… Un
peu tout, quoi ! » (n° 16, H, 63 ans, E). Pour les
autres, les données et les interfaces ne sont citées qu’après nos
relances et demandes de précisions. Cela traduit une réelle imbrication –
voire une absence de distinction – entre les données numériques
immatérielles et les supports physiques permettant de les prendre en
main. Pour nos répondants, une photo numérique n’est rien sans un
ordinateur, une tablette, un cadre ou un smartphone permettant de la
visualiser ou de la stocker/conserver. De même le fichier Mp3 prend tout
son sens associé à un lecteur Mp3, un smartphone ou encore un
ordinateur qui permet de l’écouter. Par exemple, n° 2 (F, 30 ans,
NE) évoque d’une manière générale « Le Mp3 », sans faire la
distinction entre les données numériques (le fichier Mp3) et le terminal
physique (le baladeur Mp3) : « le Mp3 est petit et on peut le prendre partout. ».
17Dans
la grande majorité des cas, la question de la propriété n’est pas
soulevée en situation « off-line ». Intuitivement, les
répondants focalisent leur sentiment de propriété sur le terminal (mon
ordinateur, ma tablette) ou sur les fichiers (mes mp3,…) mais jamais sur
les interfaces.
18A
contrario, la question de la propriété se pose lorsque des services
« online » sont utilisés pour stocker ou échanger des fichiers
(cloud, réseaux sociaux, etc.). Certains répondants s’estiment être les
propriétaires de fichiers musicaux numériques alors que ceux-ci ne leur
appartiennent pas légalement car émanant du droit d’usage (la
bibliothèque iTunes, par exemple). Cependant, la question de la
propriété n’apparait qu’en filigrane avec la peur de perdre le contrôle
des données : « des services qui pourraient proposer des
services vraiment sécurisés pour ne pas se faire pirater nos données. Je
pense que c’est vraiment important. Je pense qu’il y a beaucoup de gens
qui ne stockent pas par internet à cause de ça. »
(n° 24, H, 18 ans, I). Malgré ces craintes, les répondants
reconnaissent ne pas lire entièrement les modalités d’utilisation des
sites internet. Les experts semblent néanmoins plus conscients des
questions de propriété. En effet, dans notre échantillon, 6 des 9 experts disent se renseigner : « Je
ne lis pas toutes les conditions d’utilisation. Il y a certains sites…
certaines personnes sur internet qui, justement, se spécialisent entre
guillemets, là-dedans, ressortent les points un petit peu importants des
conditions d’utilisation. Et, quand je trouve que quelque chose est
important, je vais me renseigner un peu. » (N° 11, H, 24 ans, E).
19Finalement,
la notion de confiance apparait ici déterminante. La confiance envers
le prestataire est évoquée d’une part : « Je vérifie où sont
stockées mes données… elles sont stockées sur le sol français,
c’est-à-dire qu’il faut un engagement de la part de l’hébergeur [à
respecter les lois françaises] ». (n° 18, H, 45 ans, E) et la
confiance envers les autres utilisateurs d’autre part. Sur ce dernier
point, le répondant n° 13 (H, 24 ans, E) résume la situation
« Lorsqu’on s’inscrit sur ce genre de sites, il y a toujours une
grande page avec des conditions d’utilisation qui doit bien prendre une
bonne journée à lire et tout le monde clique sur la petite case en bas
« j’ai compris et j’accepte les conditions », sans regarder ce
qu’il y a marqué. Donc, au final, je pense que les lois y sont, les
conditions y sont aussi, mais personne ne prend le temps de les lire
parce que c’est comme lire les petites lignes du contrat auquel on
souscrit et qui font trois pages. Donc, on fait confiance à ce que nous
disent les gens autour de nous qui ont déjà utilisé ça […] Pourtant ça
pose de nombreux problèmes. Des photos que les gens ont vues [sur
Facebook], qu’ils ont voulu retirer et qu’ils n’ont pas pu parce que, au
final, ce ne sont pas leurs photos, mais celles de
Facebook ».
20Sans
surprise, les objets numériques, dans leurs trois dimensions
imbriquées, apparaissent globalement associés à des pratiques
quotidiennes, ancrées dans le présent à travers les notions
d’accessibilité, d’instantanéité et de partage. Les liens affectifs
n’apparaissent que suite à des tactiques d’appropriation qui diffèrent
selon le but recherché : retrouver un sens du passé ou se projeter
dans le futur. Pour préserver des objets numériques ayant trait à la
mémoire et au passé de l’individu, la tendance semble être la
tangibilisation d’objets numériques. Inversement, lorsque l’individu a
l’intention de conserver dans le temps, des objets physiques auxquels il
est attaché, notamment pour favoriser leur transmission, il effectue
l’opération inverse. Nous observons ainsi une tendance à la
dématérialisation d’objets physiques ; c’est alors l’objet
physique, tangible, qui devient insuffisant.
21Nos
résultats indiquent que les individus peuvent développer une relation
affective avec un objet numérique. Dans ce cas, la troisième dimension
de l’objet numérique (le terminal) n’a aucune importance. Au contraire,
les individus vont créer leur propre support physique pour se
l’approprier. Ainsi, nos répondants ressentent le besoin de réifier
l’objet virtuel : « Je préfère la photo imprimée. Ça
rappelle plus le souvenir. Je ne sais pas, l’ordinateur, ça me bloque.
Je ne ressens pas la même chose quand je l’ai dans la main qu’en
regardant sur un écran. » (n° 23, F, 57 ans, NE). L’objet
physique apparaît plus facile à s’approprier, à engendrer une valeur
sentimentale pour l’individu : « C’est sûr que format
papier, c’est plus sentimental. Lorsqu’on les développe, c’est plus pour
garder un vrai souvenir, alors que photo numérique, c’est pour stocker
plein de photos, que ce soit sentimental ou non. »
(n° 24 ; H, 18 ans, I). Cette tendance semble d’ailleurs
indépendante de l’âge de l’individu : n° 11 (H, 24 ans, E)
exprime le besoin d’avoir un support physique pour les objets numériques
auxquels il est attaché. Par exemple, il garde les CD et les boîtes des
jeux qu’il aime (dont Final Fantasy) et avec lesquels il joue depuis
plus de 10 ans. « C’est des souvenirs, ça reste, [...] des jeux que je joue depuis 10-12 ans [...] C’est très très important ».
22En
fonction de la nature de la possession numérique concernée, la tactique
de tangibilisation prendra ainsi la forme d’une impression (documents,
photos), d’une gravure (musiques, vidéos), ou de l’achat d’un support
physique (CD de jeu vidéo, DVD des films préférés). Les raisons de
tangibilisation qui apparaissent dans les propos des répondants sont
alors les suivantes :
-
pour pouvoir toucher les objets auxquels on attaché : « Pour moi c’est tellement virtuel, c’est pas palpable »,
(n° 19, H, 64 ans, E). L’individu ressent le besoin de toucher et
de conserver les objets qui ont forgé son identité et qu’il considère
comme faisant partie de son soi étendu.
-
pour protéger les objets auxquels on tient : « Le numérique c’est éphémère, c’est pas sécurisé » (n° 15, F, 23 ans, E).
-
pour les exposer, que ce soit pour soi : « mes boîtes de jeu, elles sont exposées dans ma chambre, c’est des souvenirs, ça compte pour moi » (n° 11, H, 24 ans, E), ou pour les autres : « les photos qu’on aime, elles sont imprimées et mises dans un album […] On va le chercher quand la famille est là » (n° 19, H, 64 ans, E).
23Cependant,
lorsqu’un objet est important pour un individu, celui-ci souhaite le
conserver dans le futur, pour éventuellement le transmettre aux
générations suivantes. Dans ce cas, quand l’objet chéri est initialement
physique, la personne aura tendance à le convertir en objet numérique.
24Le
numérique apparaît comme un moyen de construire et d’entretenir son
identité personnelle, familiale ou collective, pour qu’elle perdure dans
le futur. Pour ce faire, les tactiques utilisées sont la
dématérialisation de possessions tangibles et la sélection des
possessions numériques à sauvegarder. La détérioration des objets
physiques (photos, vinyles, diapositives, correspondances) est citée
comme la raison de la dématérialisation : « ce qu’on compte faire c’est numériser nos diapos, pour faire des albums du passé, parce que des diapos on en a beaucoup. […] Parce que les diapos s’altèrent […]. Les numériser, c’est aussi les sécuriser. On voit que ça se dégrade un peu. Pour les conserver » (n° 19, H, 64 ans, E).
25L’idée
sous-jacente à cette dématérialisation est la volonté de préserver un
objet pour qu’il reste intact malgré le passage du temps et ainsi le
rendre susceptible de faire partie d’un patrimoine familial que
l’individu souhaite transmettre : « Avant, il fallait les négatifs et souvent, on perd les négatifs. Chose que, avec le numérique, tu peux refaire. » (n° 5, F, 58 ans, NE) ou encore « J’avais
fait une photo de ma grand-mère que j’avais numérisé en fait et puis
sous Photoshop j’avais recréé les pixels manquants ; et puis des
traces de pliures de la photo, donc comme on peut agrandir pas mal, le
pixel apparait en carré, alors c’est assez grand quand on agrandit, donc
on va chercher la couleur, et c’était bien. J’ai tiré la photo sur une
imprimante photo en fait. Maintenant je vais le faire… Comme c’était mon
arrière-grand-mère, donc celle-là je l’avais faite mais maintenant je
compte en faire aussi ; d’autres photos de famille, comme mon frère
m’en a envoyé, essayer de retravailler un peu ça. » (n° 19, H, 64 ans, E).
26Cependant,
seuls les documents jugés importants font l’objet de sauvegardes :
« C’est certain que j’ai des disquettes qui datent de 1983, je ne
suis pas sûr de pouvoir les lire à cette heure-ci. Mais je pense que ça
n’a plus de valeur. [...] Moi je fais la sélection. On a fait cette
évolution » (n° 18, H, 45 ans, E). Les problèmes de
compatibilité entre les fichiers actuels que l’individu souhaite
transmettre et les ordinateurs ou logiciels du futur sont évoqués,
notamment par les experts : « J’espère que tout ce qui est
ancien en informatique en stockage de données sera lisible dans le temps
par certains moyens électroniques et informatiques » (n° 19,
H, 64 ans, E) ; « Quelque part, je me dis que ce qu’on a
aujourd’hui, c’est presque inutile de le conserver, puisque les systèmes
d’exploitation de 20-30-40 ans n’existeront plus.” (n° 13, H, 24
ans, E) ; « Un fichier pdf, on est certain de le lire 25 ans
plus tard, alors qu’un fichier word de 10 ans, tu pourras peut-être pas
le lire avec une future version » (n° 18, H, 45 ans, E).
27La
revue de littérature et l’étude qualitative présentées précédemment nous
amènent à retenir les notions de propriété (appropriation légale) et de
relation affective (appropriation sentimentale). Ces différents
éléments vont conduire à un traitement différencié des objets
numériques, selon le type de données, l’attachement affectif et le droit
de propriété perçu. Trois configurations d’objets émergent et mettent
ainsi en lumière des problématiques différentes (tableau 2).
Tableau 2 : Les différentes configurations d’objets numériques et problématiques soulevées
Configuration
|
Objets numériques concernés : dimensions et exemples
|
Caractéristiques de l’appropriation sentimentale
|
Caractéristiques de l’appropriation légale
|
Problématiques soulevées
|
Les objets numériques fonctionnels
|
Terminal : smartphone, ordinateur, etc. avec son contenu
Interface (et ses données)
La plupart des données stockées off-line ou online (pdf, fichiers word, etc.).
|
Faible
|
Sentiment de propriété juridique fort
Mais qui ne correspond pas forcément à la réalité
|
La confiance dans les usages numériques.
|
Les objets numériques miroirs
|
Interface : comptes mail, réseaux sociaux alimentés de données, bibliothèque iTunes, blogs.
Données accumulées (photos, mp3,…)
|
Progressive : accumulation
passive de données / d’interfaces online conduisant à une appropriation
sentimentale au fil du temps
|
Sentiment de propriété juridique variable mais qui ne correspond pas forcément à la réalité
|
Mémoire et temps numérique
|
Les objets numériques totems
|
Données importantes aux yeux de l’utilisateur qui sont associées à une contrepartie physique
|
Forte : action conduisant à une appropriation sentimentale (tangibilisation ou dématérialisation).
|
Sentiment de propriété juridique fort
Correspond à la réalité
|
Identité et transmission intergénérationnelle
|
28Les
objets numériques fonctionnels sont des objets qui facilitent la vie et
les échanges quotidiens. Pour nos répondants, les trois dimensions de
l’objet numérique ne sont pas dissociées dans cette configuration. Il
peut donc s’agir d’un terminal (avec ses interfaces et données), d’une
interface (avec ses données) ou uniquement de données. Par exemple, pour
un individu, un objet numérique fonctionnel peut être son smartphone
qui contient l’ensemble de ses photos numériques stockées dans le
cloud ; ou encore son ordinateur avec ses fichiers de travail, son
compte mail avec l’ensemble de sa correspondance, etc. Comme leur nom
l’indique, ces objets sont valorisés pour leur fonction pratique. Par
conséquent, l’attachement sentimental est peu développé. Cela ne veut
pas dire que ce sentiment ne viendra pas plus tard. Par exemple, si un
individu s’attache à son smartphone qui contient « toute sa
vie », l’objet va changer de configuration et devenir un objet
« miroir », voire « totem ».
29Puisqu’il
y a imbrication des dimensions, le sentiment de propriété portant
initialement sur le terminal peut se reporter sur les données qu’il
contient. Dans ce cas, cette perception n’est pas toujours justifiée au
regard du droit, notamment lorsque ces données sont stockées chez un
prestataire extérieur (les données sur une interface en ligne telles que
des documents stockés en cloud). Les préoccupations des usagers se
reportent alors sur la notion de contrôle des données. Dès lors, la
notion de confiance est déterminante. Elle s’incarne à deux
niveaux : la confiance organisationnelle envers les prestataires de
service, notamment pour les experts, et la confiance interpersonnelle
envers les pairs -les autres utilisateurs de la communauté numérique-
qui signaleraient les éventuels problèmes. En ce sens, notre recherche
permet de contribuer au courant de recherche qui souligne l’importance
de la confiance dans les usages numériques (Lobet-Maris et al., 2009).
30Dans
la lignée de la configuration précédente, l’individu accumule dans le
temps de multiples données numériques (généralement associées à des
interfaces – online ou offline). Par exemple, il peut s’agir d’une
accumulation de photos numériques, de pages de son blog personnel ou
encore d’informations sur ses comptes de réseaux sociaux, de fichiers
dans sa bibliothèque numérique, etc. Cette masse d’informations devient
peu à peu le reflet d’une partie de soi (d’où la terminologie employée).
Par exemple, les e-mails mis bout à bout permettent de retracer la
genèse et de représenter la relation existant entre deux personnes. A
noter que pour les objets on-line, cette présentation de soi est en
partie standardisée à travers les template des interfaces comme
les sites de réseaux sociaux, ou des blogs (Schau et Gilly, 2012). En
raisonnant au niveau de la donnée, on peut alors parler de collection
d’objets. Cependant, la collection de données dans son ensemble peut
être considérée comme un objet à part entière : tel est le cas du
compte Facebook ou encore des produits Apple (Belk, 2013). Nos
résultats montrent que l’attachement sentimental peut être lié à la
quantité de données, à l’investissement en argent (la bibliothèque iTunes
par exemple) ou en temps (le nombre d’heures passées à jouer à un jeu
en ligne, le temps passé sur le compte Facebook). Cette appropriation se
fait petit à petit et de manière plus ou moins inconsciente, ce qui
peut expliquer pourquoi les personnes rencontrées en aient peu parlé.
31Ces
constats rejoignent les réflexions sociologique et anthropologique sur
la redéfinition du concept de mémoire. Au regard des sociologues et
historiens des siècles prochains, nous serons probablement la génération
la plus sincère de l’histoire tant il nous est difficile de contrôler
les multiples traces numériques de nous-mêmes laissées sur le net
(Sumit, 2012). La gestion de tous nos objets numériques s’avère parfois
complexe et les individus se laissent bien souvent déborder par
l’ampleur de la tâche. Par exemple, les individus sont parfois
désemparés devant le fait de devoir trier des milliers de photos
numériques, si bien qu’ils finissent par abandonner (Jonas, 2007). Une
difficulté supplémentaire réside dans le fait que comme dans la
configuration précédente, la propriété juridique n’est pas forcément
établie, notamment si les données sont liées à des interfaces régies par
le droit d’usage. Cela peut poser des questions dans l’avenir si
l’individu souhaite en faire des objets totems.
32La
dernière configuration concerne celle des objets numériques sacralisés
ou totems. Celle-ci peut être un prolongement de la configuration
précédente, lorsque l’individu va agir sur les objets numériques. Cette
fois-ci, l’appropriation sentimentale n’est plus passive (par
accumulation inconsciente) mais active (par sélection ou création des
objets).
33En
ce qui concerne les objets numériques off-line, la pratique est double.
L’individu va soit s’approprier le support en réifiant la donnée
virtuelle ; soit créer une donnée virtuelle en dématérialisant un
objet tangible auquel il tient – le plus souvent une photographie.
Notons que le problème de la propriété juridique ne se pose pas dans
cette configuration puisque l’individu sort l’objet du monde numérique
ou qu’il possède son équivalent tangible.
34Si
la littérature suggérait un attachement plus difficile aux possessions
numériques, cette étude révèle davantage une relation d’interdépendance
entre les possessions tangibles auxquelles l’individu est attaché et
leurs équivalents dématérialisés. En outre, nous observons, dans cette
configuration, des différences générationnelles contraires à celles
évoquées dans la littérature antérieure. Cette dernière suggérait un
attachement aux objets numériques plus développé chez les moins de 60
ans (Cushing, 2012). Or, dans notre recherche, il semble que les plus
âgés ont davantage tendance à dématérialiser leurs possessions tangibles
pour les conserver en version numérique, ou tout du moins à s’exprimer
davantage que les plus jeunes à ce sujet. C’est peut-être parce qu’ils
sont les plus aptes à endosser le rôle social de « passeurs de
mémoire ». D’ailleurs, des services pour favoriser ces tactiques de
tangibilisation ou de dématérialisation se développent à l’initiative
d’entreprises privées ou d’organismes publics. A titre d’exemple, des
services proposent de créer des livres-albums de photos ;
favorisant ainsi des actions du numérique vers le tangible. Inversement,
des institutions publiques proposent de recueillir des photos
argentiques et de les convertir en numérique pour des archives publiques
et leur rôle de mémoire. C’est ainsi que l’opération Grande Collecte,
portée entre autres par la Bibliothèque Nationale de France, invitait
les particuliers à venir déposer les archives qu’ils conservaient sur la
période 1914-1918 afin de les numériser et les déposer sur la base de
données européenne des souvenirs de la Grande Guerre3.
35En
ce qui concerne les pratiques on-line, la réappropriation des objets
numériques miroirs n’a pas été directement observée dans notre
échantillon. Pourtant, à partir du moment où les individus prennent
conscience de l’accumulation de documents biographiques tangibles, ils
cherchent à les trier, à les organiser, à les expliquer, à leur donner
du sens, et donc à devenir historiens de leurs propres souvenirs
(Guillemot, 2010). Cette différence laisse supposer que l’usage du
numérique est trop récent et que ces comportements devraient apparaître
plus tard. C’est en tout cas le pari de plusieurs prestataires qui
développent des services pour aider les individus à créer leur propre
« muséographie personnelle » : Memory-life ou 109lab proposent par exemple d’organiser et de mettre en scène nos traces en ligne, tandis que 1000memories
assiste le transfert des photos argentiques vers les réseaux sociaux
(Merzeau, 2013). D’autres prestataires de services (ex :
passwordbox), vont plus loin et proposent de conserver les identifiants
de vos divers comptes en ligne pour pouvoir les transmettre aux
générations futures (héritage numérique).
36L’objectif
de cette recherche était de porter un regard sur les objets numériques
et plus particulièrement sur la manière dont les individus se les
approprient. Nos principaux résultats sont les suivants :
-
Nous observons une imbrication
des objets numériques, avec des dimensions tangibles (terminal) et
intangibles (interfaces et données) difficilement dissociables.
-
Il en résulte que la question de
la propriété juridique ne se pose pas vraiment, à moins d’être confronté
à la perte de contrôle des données numériques.
-
Nous mettons à jour des tactiques
d’appropriation affectives par tangibilisation et dématérialisation des
objets numériques par les individus.
-
Il en découle trois
configurations d’objets numériques à travers desquelles le prisme
temporel apparait déterminant : objet fonctionnel (présent), objet
miroir (passé) et objet totem (projection future).
37Il
s’agit désormais d’engager une réflexion sur l’adaptation des règles
juridiques appliquées aux questions de l’identité et des possessions sur
internet (Iteanu, 2008), particulièrement celles liées aux temps
(Crouzet, 2012) et de réfléchir à une meilleure sensibilisation et
information des usagers (Caroll et Romano, 2010). Dans tous les cas, les
constats soulevés dans cette recherche nécessiteraient d’être
approfondis dans une perspective interdisciplinaire avec des
considérations, entre autres, anthropologiques, sociologiques,
juridiques, ou encore émanant des sciences de gestion (particulièrement
en comportement des consommateurs et en management des systèmes
d’information).