1La célébration en 2016 des vingt ans de la fondation Internet Archive
rappelle à notre attention une initiative précoce de conservation et de
mise en patrimoine du numérique : à peine cinq années après
les premiers développements du World Wide Web, et alors que celui-ci n’avait pas encore gagné le grand public, le fondateur d’Internet Archive, Brewster Kahle, pensait déjà à son archivage mondial (Mussou, 2012 ; Masanès, 2006).
- 1 Groupe international, informel et en principe ouvert à tout individu, communiquant en ligne, qui pr (...)
2Cette
initiative peut être rattachée au souci des pionniers de l’Internet,
universitaires et ingénieurs en premier lieu, de conserver les traces de
leurs activités, en particulier techniques. Dès 1969 et les premiers
pas du « réseau des réseaux », les requests for comments (RFCs) – documents de spécification et standardisation technique publiés par l’Internet Engineering Task Force1
– constituent le signe de cette mise en mémoire technique. Alexandre
Serres souligne d’ailleurs que l’Internet est, à l’origine, largement
autoréférentiel et que « le réseau parle du réseau » (Serres,
2000).
3Mais
la démarche de Brewster Kahle est aussi une réaction à ce qui s’est
produit pour d’autres médias ; il fait par exemple référence en
1997 à la destruction des films pour la réutilisation de l’argent
contenu dans les pellicules (Kahle, 1997). Le sentiment d’une volatilité
et d’une fugacité des contenus nativement numériques est ainsi à la
racine des premières initiatives (Lyman & Kahle, 1998).
4Des
initiatives naissent aussi parmi les chercheurs et universitaires ainsi
que les archivistes et bibliothécaires, qui saisissent rapidement que le
tournant numérique pose d’importantes questions en termes de
conservation. C’est le cas par exemple des projets précoces des pays
scandinaves dans la seconde moitié de la décennie 1990 pour étendre le
périmètre du dépôt légal, ou encore du projet AOLA lancé au début des
années 2000 pour développer un archivage du Web autrichien (AOLA, 2001).
Toutes ces démarches font écho aux évolutions que connaît le patrimoine
au cours des dernières décennies. Comme le relevait Pierre Nora l’année
même de la naissance de la fondation Internet Archive :
On est passé d’un patrimoine
étatique et national à un patrimoine de type social et communautaire où
se déchiffre une identité de groupe ; et, donc, d’un patrimoine
hérité à un patrimoine revendiqué. De matériel et visible, le patrimoine
est devenu invisible et symbolique [...] le patrimoine a quitté son âge
historique pour entrer dans son âge mémoriel : le nôtre (Nora,
1996).
5Vingt
ans après ce constat et les premiers pas de l’archivage du Web, le
sauvetage des traces de certaines communautés en ligne (Geocities,
Mobileme, etc.) par l’Archive Team, l’archivage institutionnel du Web
depuis 2006 en France par la Bibliothèque nationale de France (BnF) et
l’Institut national de l’audiovisuel (INA), dans le cadre du dépôt
légal, ou encore celui de Twitter par la Library of Congress
des États-Unis sont autant d’initiatives qui ont contribué à constituer
des documents d’emblée numériques en patrimoine. Elles témoignent de la
pluralité d’acteurs, aux motivations et enjeux parfois complémentaires,
parfois divergents, engagés dans ce processus et surtout d’une inflation
documentaire sans précédent. Aux linéaires d’archives des périodes
précédentes (Schafer & Thierry, 2015) répondent les plus de 490
milliards de pages archivées par Internet Archive en vingt années ou encore les 48,5 milliards de versions d’URL conservées par l’Ina en juillet 2016.
6S’il
est nécessaire de prendre en compte cette abondance sans précédent
(Dougherty et al., 2010), la fragmentation, la propagation et la
dématérialisation engagent « une rupture épistémologique à la fois
pour l’archiviste et le chercheur qui considèrent désormais des
‘ressources’ ou des ‘données’ davantage que des documents »
(Mussou, 2012 : 264).
7La
définition du « patrimoine numérique » promue par l’Unesco
dans sa Charte sur la conservation du patrimoine numérique (2003), en
désignant aussi bien le patrimoine numérisé que des ressources
« d’origine numérique » (« qui existent uniquement sous
leur forme numérique initiale »), implique de penser le patrimoine
numérique tant dans la continuité et la durée que dans la rupture. Elle
invite en effet à saisir en quoi le numérique peut faire patrimoine,
mais aussi la manière dont le patrimoine est saisi par le numérique, et à
prolonger des réflexions en sciences sociales portant sur la
« question patrimoniale » (Amougou, 2004) et sur ce que
constituent aujourd’hui la notion de patrimoine elle-même et sa
« réinvention » (Bourdin, 1984).
8Que
nous apprennent ces récentes évolutions sur le rapport de nos sociétés à
leur patrimoine et au numérique ? Que se passe-t-il quand on ne se
contente plus de « numériser » la culture mais qu’elle est
« d’emblée numérique » ? Quelles sont les conséquences
sur le patrimoine et sur ses usages – sociaux, culturels, politiques,
économiques et scientifiques ? Ce numéro présente six articles
articulant plusieurs échelles et espaces : mémoire familiale,
mémoire collective, micro-histoire, histoire de la Grande guerre,
patrimoine scientifique et technique, enjeux mémoriels rattachés à
l’histoire de la migration, tensions entre droit à l’oubli et droit à la
mémoire, droit d’auteur et enjeux (géo)politiques associés. Au travers
de ces contributions, le dossier souhaite éclairer la diversité des
politiques de construction, de gestion et de développement du patrimoine
numérique, ainsi que quelques acteurs et enjeux des processus de
patrimonialisation (Davallon, 2006).
9Les
pratiques et processus qui contribuent à la formation et à la
reconnaissance du patrimoine numérique engagent des choix, des mises à
l’épreuve, un travail social. Ils sont pris en charge par des
acteurs variés, et ce à plusieurs échelles. Outre le rôle des
professionnels ou celui des passionnés – parfois réunis en
associations –, le grand public, les bibliothèques, les musées et des
groupes de recherche prennent en charge certains archivages et initient
des politiques de préservation. Les entreprises privées, à l’image de
Google qui s’est engagé dans la préservation de certains Newsgroups et qui a créé le Google Cultural Institute, participent aussi de ce mouvement, de même que des institutions et forums internationaux, à l’instar de l’Unesco ou de l’International Internet Preservation Consortium (IIPC)2.
10Ces
différents acteurs apparaissent au fil de ce numéro parfois de manière
isolée, comme le montre un des articles de ce dossier, qui se penche sur
une mise en patrimoine d’origine familiale ; cependant, ils
apparaissent le plus souvent dans leurs interactions, complémentarités
ou encore visions divergentes ou concurrentes de la patrimonialisation
numérique. Deux articles du numéro montrent ainsi les enjeux
commémoratifs et mémoriels qui s’expriment en ligne, que ce soit autour
d’une mémoire davantage « apaisée », ou d’une mémoire encore
vivace, conflictuelle et, dans les deux cas, de mémoires chargées
d’enjeux politiques. Aux poids des institutions répondent des
initiatives plus locales, individuelles, ou communautaires, et à celles
des professionnels de l’histoire, de la documentation, de l’archive ou
encore de la communication, celles des amateurs.
- 3 Base de données répertoriant les collections des musées français, créée en 1975 et consultable sur (...)
11Choisissant
de ne pas opérer de césure étanche entre ces expressions de la mémoire
et les tentatives de patrimonialisation ou de réappropriation et
diffusion de patrimoines déjà constitués, les auteurs attirent notre
attention sur la place des nouveaux acteurs de la « mise en
patrimoine », qu’ils soient associatifs, passionnés ou/et
militants. Il s’agit là d’une présence perçue avec plus ou moins de
bienveillance par les acteurs historiques de la patrimonialisation, qui
peuvent en outre se défier des risques de confusion entre le mémorisable
et le mémorable (voir Hoog in Coutant & Stenger, 2010).
Ces nouveaux acteurs sont également accusés de promouvoir l’idée
illusoire selon laquelle l’appropriation patrimoniale par le public
serait rendue possible par la seule mise à disposition. Després-Lonnet
le soulignait dès 2009 au sujet de la base Joconde3
puis des efforts de mise en ligne du patrimoine culturel
européen : « Elle entretient de fait la confusion entre
capacité technique de ‘rendre accessible’ des données, par leur ‘mise
en ligne’ et accès aux savoirs, c’est- à-dire, la possibilité
effective donnée à un individu de s’approprier de nouvelles
connaissances » (Després-Lonnet, 2009, citant Miège, 1997 :
46).
12Alors
que sont posées les questions du rapport à la technique, aux
temporalités, à la mémoire individuelle et collective, à l’oubli et au
passé, et que sont soulevés les risques de présentisme, ces tendances
invitent aussi à reprendre des problématiques déjà parcourues dans le
champ des études sur le patrimoine et qui retrouvent de
l’actualité : « Devenu un mot-valise, qui produit de
l’indifférenciation, le patrimoine est, à bien des égards, dissocié de
la relation au passé. En questionnant les modes de représentation du
passé dans les processus de patrimonialisation, de conservation, de
collection et de médiation, il s’agit tout d’abord d’étudier à nouveaux
frais le patrimoine comme mode de relation au passé et au futur »
(Colloque Les patrimoines en recherche d’avenir, 2015). Questionnant ces
modes de relation au passé, les travaux dans ce numéro reviennent sur
la notion même de patrimoine, dans une approche similaire à celles de
Laurajane Smith et Brian Graham. La première a en effet souligné que le
patrimoine peut être considéré comme un processus d’engagement davantage
qu’une condition (Smith, 2006), tandis que le second le considère tout à
la fois comme un vecteur de communication, un moyen de transmettre des
idées et valeurs et une connaissance incluant le matériel, l’intangible
et le virtuel (Graham, 2002 : 1006).
13L’urgence
de la prise en compte de l’émergence et de la « fabrique »
d’un patrimoine numérique a été introduite dès 2003 dans la Charte sur
la conservation du patrimoine numérique de l’Unesco, soutenue notamment
par sa section Communication et information au titre du programme Fostering equitable access to information and knowledge for development et du sous-programme Fostering actions to reduce digital divide and promote social inclusion4 (Unesco,
2003 ; Lusenet, 2007). Elle invite à des recherches portant sur
les enjeux et les stratégies d’appropriation et de légitimation du
patrimoine numérique, sur ses périmètres de conservation, des études
comparatives des politiques et outils de préservation entre différents
pays et/ou acteurs (Schafer, Musiani & Borelli, 2016).
14L’aspect
peut-être le plus frappant qui émerge à la lecture de ce dossier est
l’attention que les auteurs portent à la place des amateurs, des
citoyens, des initiatives nées hors des murs des institutions
traditionnellement dédiées au patrimoine. Ils éclairent par le terrain
et par une observation fine de la fabrique du patrimoine numérique un
point encore considéré comme obscur il y a quelques années :
Les projets actuels de
patrimonialisation numérique se concentrent surtout sur le
« processus » ou sur le « produit », mais ne
considèrent que rarement les « utilisateurs » […]. Pour une
meilleure interprétation et expérience d’un site relevant du patrimoine
numérique, il nous faut une méthode d’interprétation inclusive, qui
devrait tenir compte de la variété de compétences des utilisateurs,
dépasser la linéarité de la narration et la subjectivité dans la
création des contenus (Rahaman et Tan, 2011, notre traduction).
15Si
le patrimoine numérique doit être réinscrit dans la longue durée, celle
du rapport des sociétés à leur patrimoine, pour en interroger les
continuités (Oury, 2012) et les ruptures, la redocumentarisation, la
transformation de « traces en communautés de mémoire », aussi
bien que les « moyens d’écriture non seulement du soi mais du
“nous” » (Le Deuff, 2010) composent toutefois « des archives
d’un genre nouveau, à la fois totalement dépendantes des techniques de
traçabilité (boutons, imports automatiques, timelines, métadonnées …), et parfaitement arbitraires, donc non prévisibles » (Merzeau, 2012 : 11).
16La
valeur patrimoniale que des communautés (Derrot et al., 2012) peuvent
attacher, par exemple, à la préservation de groupes de discussions
(Usenet, Geocities, etc.), et la volonté de transmission et de
patrimonialisation des nouvelles formes de communication et
d’expression, méritent ainsi toute notre attention. Au-delà de la
question de la valeur patrimoniale des documents et du statut social de
l’objet (Davallon, 2006), il convient dès lors de se pencher sur la
notion de patrimoine immatériel (Bortolotto, 2011 ; Jadé, 2012),
mais aussi celle de bien commun. Mélanie Dulong de Rosnay
(2012 :143-144) a montré, en s’appuyant sur les travaux d’Elinor
Ostrom, en quoi la notion de « bien commun » est au cœur de
« créations collectives très structurées dont les modalités de
gouvernance et d’appropriation appartiennent également aux pairs ».
17Comme
le notait déjà Maurice Halbwachs (1950), tout groupe organisé crée une
mémoire qui lui est propre, et la mémoire individuelle est ancrée dans
les processus de remémoration et de localisation propres à des milieux
collectifs et communautaires spécifiques. Quand l’Archive Team préserve
les pages personnelles de Geocities, c’est un patrimoine
« ordinaire », directement dérivé de l’expérience qu’elle
prend en charge, à la fois individuel et collectif (Paloque-Berges &
Schafer, 2015 : 258) face à la menace que fait peser sur lui la
fermeture du service par Yahoo en 2009.
- 5 Expression modelée sur celle des User-generated content (contenus générés par les utilisateurs), fr (...)
- 6 En France, celui-ci a été programmé en 2006 par la loi DADvSI, qui a chargé la BnF et l’Ina d’assur (...)
Dans cet esprit, la conversion des « user generated archives »5 en bien commun trouve son achèvement dans l’archivage institutionnel du Web lui-même6. (Merzeau, 2012 : 12).
18La
mémoire publique « [d]épersonnalisée et dissociée des logiques
marchandes qui nous circonscrivent et nous prédisent […] recrée ici le
lien entre individu et communauté politique, dans le temps ouvert d’une
réflexivité collective » (Merzeau, 2012) et peut ainsi réconcilier
des initiatives communautaires (Derrot et al., 2012) et
institutionnelles de nature et périmètres distincts. L’articulation de
ces enjeux avec un « marché des données » au sens large,
particulièrement foisonnant à l’heure actuelle, reste toutefois
nécessaire.
19Les
initiatives publiques ne font pas oublier que les entreprises du
numérique peuvent menacer de disparition des pans entiers de la mémoire
numérique collective (à l’instar du cas de Yahoo et Geocities évoqué
précédemment). Mais elles affirment aussi leur rôle de premier plan dans
la conservation des données et traces numériques (archives de
Twitter ; rôle de Google dans le champ du patrimoine numérisé avec
Google Books et Google Art Project, ou encore dans la préservation du
patrimoine nativement numérique comme l’a montré l’exemple des Newsgroups).
[S]i on veut conserver les
contenus technologiques, il faut les garder aussi intacts que possibles,
en respectant leur intégrité physique, voire en la restaurant, comme on
le voit dans les disciplines muséographiques classiques. Mais si on
veut conserver des contenus technologiques, il faut les transformer pour
permettre leur accessibilité. (Bachimont, 2008 : 2).
20Le patrimoine né numérique (ou nativement numérique) que nous venons d’évoquer, et que les Anglo-Saxons appellent le Born Digital Heritage7,
a fait l’objet d’une plus faible attention de la part des chercheurs
que le patrimoine converti sous forme numérique (Dufrêne et al.,
2013 ; Bachimont, 2014). Cependant, ces différents versants
convergent en une patrimonialisation du numérique qui invite le
chercheur à considérer non plus seulement la fabrique du patrimoine en
tant qu’organisation humaine, mais aussi les « agentivités
hybrides » (Abbate, 2012), techniques et humaines, à l’œuvre tout
au long de ces processus. Celles-ci mêlent médiations sociales et
techniques en un « mille-feuille » qui conduit à explorer les
boîtes noires, notamment celles de l’archivage du Web, autant que ses
modes de gouvernance. Ainsi a-t-on pu montrer la diversité des acteurs
engagés dans les processus de patrimonialisation et de leurs
motivations, et les dispositifs socio-techniques qu’ils mobilisent pour
servir ou illustrer leurs objectifs : le patrimoine numérique
devient l’objet-frontière (Star et Griesemer, 1989 ; Bowker et al.,
2016) réclamé par des communautés multiples dont les aspirations et
logiques sont tout aussi diverses que celles exprimés au sujet du Web
« vivant » (Schafer, Musiani & Borelli, 2016).
L’imbrication entre processus techniques et humains qui constituent la
fabrique du patrimoine nativement numérique peut être perçue comme un
facteur de déstabilisation au sein du monde des archives, des
organisations ou encore de la recherche. Cependant, elle invite aussi à
se pencher sur les « vracs numériques » (Chabin, 2016) et à
retrouver des approches qui peuvent emprunter à des disciplines
anciennes, à l’instar de la diplomatique (Chabin, 2011) ou de la
philologie (Brügger, 2012).
- 8 Nous pensons par exemple au développement d’outils, fonctionnalités et d’interfaces spécifiques de (...)
21Mais
le patrimoine numérisé comme numérique incite aujourd’hui les
chercheurs et le monde des archives à se tourner également vers les
outils promus par les humanités numériques (Andrews, 2015 ; Le
Deuff, 2014 ; Rogers, 2013), que ce soit dans le contexte de la
création de corpus, de leur documentation ou encore de leur exploitation8.
Plusieurs articles de ce dossier abordent la question des métadonnées
et celle de l’indexabilité au cœur des pratiques de numérisation du
patrimoine comme du patrimoine nativement numérique. Louise Merzeau
relevait déjà l’importance de cette question : les métadonnées
associées aux contenus patrimoniaux, loin de seulement décrire des
contenus, peuvent permettre leur segmentation et recomposition. Ainsi
« [p]ar sa tendance à s’autoréférencer dès son émission,
l’information numérique emporte avec elle son archivage et son
accessibilité » (Merzeau, 2012 : 4). Accessibilité et
interopérabilité sont des problématiques qui aujourd’hui impliquent une
diversité d’acteurs, chercheurs et ingénieurs de recherche,
professionnels de la conservation, entreprises.
22Enfin,
une réflexion sur un autre patrimoine, que l’on pourrait qualifier de
« patrimoine du numérique » (matériels, périphériques,
documents d’accompagnement, etc.) s’impose également pour retrouver des
environnements numériques complexes dont les contenus ne constituent que
la face archivée de l’iceberg. Cette réflexion semble tout aussi
nécessaire que celle menée sur les contenus, d’autant qu’elle est
rarement portée par les mêmes services ou acteurs, à quelques exceptions
près comme la conservation du jeu vidéo et celle de ses supports
matériels et guides.
23Les
six articles et l’introduction qui composent ce dossier n’échappent pas
à l’interdisciplinarité des études qui portent sur le patrimoine
numérique, car ils mettent ici en dialogue des analyses relevant du
champ historique, des sciences de l’information et de la communication,
de la sociologie de l’innovation, des humanités numériques ou encore des
sciences juridiques. Les auteurs nous font pénétrer des univers
différents : on passe ainsi de la mise en ligne et en patrimoine
des archives familiales du joueur de hockey professionnel canadien Léo
Gravelle, explorée avec une minutie anthropologique par Fannie
Valois-Nadeau, à la dimension européenne des commémorations de la
Première Guerre mondiale et du corpus associé à leur analyse qu’aborde
Enrico Natale ; nous découvrons des sites Web dédiés à la mémoire
de l’immigration maghrébine qu’étudie Sophie Gebeil, mais aussi les
enjeux transnationaux que posent les débats autour du droit à l’oubli ou
du droit d’auteur, auxquels nous introduisent respectivement Mélanie
Dulong de Rosnay & Andrés Guadamuz et Rolf Weber & Lennart
Chrobak. Au cours de cette déambulation, on croise aussi des
communautés, à l’instar des pionniers des réseaux qui laissent un riche
patrimoine scientifique et technique, via leurs communications en ligne,
sur lesquelles s’est penchée Camille Paloque-Berges. Le patrimoine
numérisé fait davantage l’objet des études de Fannie Valois-Nadeau et
Rolf Weber et Lennart Chrobak, alors que le patrimoine nativement
numérique est au cœur des corpus de Sophie Gebeil, Enrico Natale et
Camille Paloque-Berges.
24Articulant
réflexions sur les données, les traces, les archives, le patrimoine, la
mémoire et l’histoire, mais aussi les dimensions internationales et
plus locales, plusieurs articles entrelacent également les réflexions
scientifiques et celles d’ordre épistémologique et méthodologique
(notamment dans les articles de Camille Paloque-Berges et Enrico Natale)
et nous éclairent autant sur les évolutions du patrimoine que celles du
numérique.
25Si
les publics, les usages ou encore la dimension économique sont moins
présents dans les analyses, ils apparaissent toutefois en filigrane à
l’heure d’une culture « amateur » qui donne lieu à des
modalités de « réception créative », appuyée sur l’acquisition
de compétences et sur des formes d’engagements et de mobilisations
inédits (Flichy, 2010). Car il sera souvent question, au fil de ces
pages, d’initiatives d'amateurs et d’hybridation entre pratiques
professionnelles et en amateur par acquisition, imitation, motivation.
Les professionnels de l’archivage ou des musées, ainsi que les
chercheurs, ne seront toutefois pas absents de ces univers s’imbriquant
en un monde commun, bien qu’hétérogène. Dominique Boullier préconisait à
cet égard qu’une politique du patrimoine et de la mémoire puisse
s’appuyer à la fois sur la capacité des communautés à produire leur
mémoire, comme le fait la tradition, la capacité à réviser ces mémoires
et les capitaliser, comme le fait l'activité scientifique, et enfin la
capacité, propre aux médias, à faire émerger de nouveaux centres
d'intérêt et références (Boullier, 2008).
26De
la fabrique d’un patrimoine familial à celle renouvelée de la mémoire de
l’immigration maghrébine ou de la Grande Guerre en passant par le
patrimoine scientifique et technique des utilisateurs pionniers
d’Internet, l’étude des formes, productions, pratiques, discours et
idéologies qui accompagnent ces initiatives permet de mieux cerner les
contours d’un patrimoine numérique et d’un patrimoine du numérique en
cours de formation, de même que leurs dimensions sociales, politiques ou
encore culturelles.