Notre quotidien est imprégné de technologies, dont la vitesse d’évolution et d’obsolescence requiert de ses usagers une adaptation et une (dé)familiarisation toujours plus rapide.

Omniprésence des images, autonomisation de la perception, faillite ou reconstruction de la mémoire, explosion du virtuel : avec le numérique notre monde se repeuple de clones et de fantômes. On sait combien chaque introduction d’une technologique nouvelle produit ses fictions et ses fantasmes (voir depuis le milieu du XIXe siècle les cas du téléphone, du télégraphe, de la radio puis le développement des communications [1] mais il s’agirait ici d’interroger les manières dont les technologies contemporaines, les inventions d’artistes, les concepts critiques reformulent la question de l’étrangeté technologique. Car, pour paraphraser le théoricien de l’ostranenie, Viktor Shklovsky, la vie n’a jamais été aussi étrange. Tandis que Sigmund Freud détectait dans les manifestations de l’unheimlich l’expression d’un malaise profond, Shklovsky considérait l’étrangeté comme le domaine de prédilection d’un art en prise avec le réel. Aujourd’hui, la technologie, toujours au plus près de nos corps et de nos habitus, produit des formes d’« étrangeté à soi » qui interrogent la place de l’individu dans un monde soumis à des modes de temporalité et de spatialisation inédits, des mouvements de reconnexions et de déconnexions permanents à l’origine de nouveaux régimes de visibilité et, plus largement, de multiples bouleversements sensoriels.

Ce que de nombreux artistes contemporains ont saisi, consciemment ou plus implicitement, au sein d’œuvres passionnantes qui explorent l’étrangeté technologique à l’ère de l’image numérique, allant parfois jusqu’à remettre en scène en jeu la notion même de patrimoine, en recourant à des gestes de manipulations spécifiques (remplois, détournements, compilations (re)montages, extraction, inpainting…) qui s’appuient sur un patrimoine grandissant d’images numérisées.

En écoute : Extrait, journée d’étude UDPN

25/06/2015 - Emmanuelle André et Martine Beugnet : L’étrangeté technologique à l’ère numérique

Réalisations informatiques "Technological Uncanny" :

Des recherches en Informatique sont menées par Nicole Vincent et Camille Kurtz afin de concevoir des outils qui permettent d’introduire de l’étrangeté dans des films qui ont été numérisés.

Nicole Vincent et Camille Kurtz sont membres du LIPADE le Laboratoire d’Informatique de Paris Descartes, au sein de l’Equipe SIP systèmes intelligents de perception.
Ce qui intéresse ces informaticiens, c’est la perception visuelle. Au niveau de l’imagerie, on peut s’intéresser à une diversité de types d’images telles que des images médicales, images issues des satellites, images de documents et, dans le cadre du projet UDPN, à des séquences vidéo.
C’est donc autour de l’image que Nicole Vincent et Camille Kurtz coordonnent leurs recherches à celles de Martine Beugnet et d’Emmanuelle André. Est considérée sa segmentation en zones pour que différents traitements puissent y être effectués. Le travail de conception informatique consiste à rendre possible l’extraction d’un objet dans une image d’une vidéo. Ensuite l’objet est suivi dans le reste de la vidéo et il est ensuite possible de le faire disparaître en remplaçant cet objet par un fond synthétique, qui soit le plus cohérent visuellement possible avec la vidéo traitée.

Les recherches au LIPADE dans le cadre du projet UDPN sont menées en suivant des objectifs de formations.
L’objectif est de fournir cet outil à des étudiants pour qu’ils expérimentent de nouvelles formes filmiques et qu’ils puissent ensuite éprouver les effets sur un public varié.
D’autre part, les résultats de la recherche informatique ont déjà fait l’objet d’une présentation par un étudiant, K. S’hell, juillet 2015, Laboratoire LIPADE, Université paris Descartes. Voir la présentation ppt plus bas.

Les paramètres de l’étrangeté

Nicole Vincent a investi la question posée par le projet « technological uncanny » au cours d’une étude des images en cherchant à déterminer d’où provenait l’étrangeté.
L’objet de recherche de l’informaticien est la reconnaissance de forme, la description, l’espace de représentation, le traitement d’images et cela dans une perspective quantitative. Un informaticien peut mesurer la taille, le contraste, la couleur d’une araignée mais ne peut pas mesurer le degré d’étrangeté. Le qualitatif n’est pas une perspective qui est facilement envisagée dans la recherche informatique. Ici la question est de déterminer quelles interventions sur l’image peuvent créer de l’étrangeté et pourquoi ?
Par une analyse interne de l’image, Nicole Vincent et Camille Kurtz cherchent quels sont les paramètres à déterminer et à mettre en rapport pour produire de l’étrangeté. Il faudrait mesurer par des expérimentations psychovisuelles humaines, l’étrangeté que cela produirait.
Nicole Vincent souligne que ce qui est fécond dans le cadre de collaborations entre informaticiens et chercheurs d’autres domaines, c’est lorsque l’intervention de l’informaticien ne se fait pas simplement en terme d’ingénierie. Afin de se développer, une recherche en informatique a besoin de se mettre au service d’une problématique et d’une préoccupation précise, en histoire ou en esthétique par exemple. Il est difficile pour lui de déterminer des paramètres compréhensibles, manipulables et exploitables pour la communauté scientifique non informaticienne. C’est le chercheur ou l’artiste qui évalue si les critères déterminés par l’informaticien sont performants.

Informatique et sciences humaines

Le point de contact entre les recherches de Nicole Vincent et le réseau UDPN s’est réalisé à partir de travaux antérieurs sur le document.

Nicole Vincent a collaboré avec des laboratoires humanistes comme le CESRdans le cadre du projet des bibliothèques virtuelles humanistes, projet qui « diffuse des documents patrimoniaux en poursuivant des recherches associant des compétences en sciences humaines et en informatique. Elle y a développé ses recherches autour des lettrines et de la reconnaissance des styles des lettrines.

Avec l’IRHT, l’institut de recherche et d’histoire des textes, Nicole Vincent a aussi contribué aux travaux sur la base BUDE, banque de données consacrée à l’humanisme et à la transmission des textes. Elle a encore inscrit ses recherches dans le cadre de l’ANR Montaigne, au sein de laquelle a été développé un module d’analyse d’écriture qui permet à partir d’une image, du scan d’une écriture d’y associer des écritures semblables, rassemblées dans une base de données. Il s’agit de déterminer des caractéristiques d’écritures pour aider à la détermination du scripteur.

La détermination et le calcul de paramètres permettent d’effectuer une classification des images et d’établir une comparaison entre deux images. On parle d’un taux de similarité. On peut ainsi retrouver, rassembler, identifier des lettrines ou des écritures qui partagent une caractéristique commune.
Camille Kurtz adopte la même perspective en orientant sa recherche vers les images médicales. Les processus sont semblables mais les paramètres sont différents. Chaque recherche se base sur le principe de similarité et il faut déterminer des paramètres, les affiner, les coordonner pour élaborer un moteur de recherche afin d’aider par exemple un radiologue à interpréter un nouvel examen d’imagerie.